Retrouvez 3 cartes du 19e siècle consacrées aux aires de diffusion de la langue basque.
Bonaparte
Louis-Lucien Bonaparte (1813-1891), neveu de Napoléon, étudie un très grand nombre de langues d’Europe dont il réunit de riches échantillons mais son inclination à travailler sur la langue basque est manifeste. Il l’apprend correctement et, le premier, est honoré du titre d’Euskaldun berri soit ‘bascophone ayant appris la langue’. Il accomplit plusieurs voyages d’étude en Pays Basque et y constitue tout un réseau de correspondants qui lui traduisent divers textes.
Sa carte est une contribution essentielle à la visualisation de la fragmentation dialectale de la langue basque. Elle a connu plusieurs versions, en fonction des informations que Bonaparte sollicitait de ses correspondants. Le titre est fidèle à la réalité de la carte : « Carte des sept provinces basques montrant la délimitation actuelle de l’euscara et sa division en dialectes, sous-dialectes et variétés ».
La carte est de grand format et n’est pas une carte portative : elle fournit une échelle en milles. Elle est éditée à Londres en 1863 mais est publiée plus tard. Elle a pour fonds l’ensemble du Pays Basque, des deux côtés de la frontière actuelle, y compris dans les zones non bascophones. Pour son élaboration, Bonaparte montre les limites géographiques de la langue mais de plus il exploite divers objets linguistiques qui offrent une grande diversité. Soit par exemple le verbe auxiliaire ‘je le lui ai’ qui, de Soule vers la Biscaye, se dit de manière neutre, deiot, dakot, diot, diyot, deutsat selon des aires déterminées. Par l’accumulation de telles différences localisées et repérées par un travail de classement préalable à la cartographie, Bonaparte obtient une série d’isoglosses ou lignes de séparation qui dessinent des aires distinctes sur la carte.
Ces aires sont ici modélisées en ceci qu’elles ne suivent pas la ligne de démarcation détaillée des communes concernées. Bonaparte procède par blocs. Cette simplification est confirmée par un espace en blanc qui sépare les diverses aires dialectales. Des couleurs distinctes permettent de mieux repérer la superficie de chaque dialecte. La carte confirme que les limites dialectales ne correspondent pas exactement aux limites de province et c’est très net pour le dialecte biscayen en rouge qui empiète sur le Guipuscoa, ou pour le roncalais, en violet, qui est considéré comme variété souletine au-delà de la frontière d’état. On remarquera que sur cet exemplaire, le domaine correspondant au souletin est moins bien colorié.
L. L. Bonaparte a choisi de représenter la différence dialectale en huit dialectes : biscayen, guipuscoan, labourdin, souletin et deux dialectes haut-navarrais partagés entre nord et sud, puis deux dialectes bas-navarrais partagés entre est et ouest. De façon assez moderne, Bonaparte pense que ces dialectes ne sont pas également éloignés les uns des autres et considère qu’il y a en fait trois groupes importants dans les dialectes : un bloc occidental en Biscaye, un bloc central en Navarre-Guipuzcoa et un bloc oriental en Pays Basque nord. On y voit le souci de Bonaparte de retrouver un ordre sous-jacent sous la luxuriance des divers parlers basques. Cette carte, comme toute carte linguistique rend donc visible l’étendue de phénomènes invisibles tels que répartition aréale entre langues et variation à l’intérieur des langues.
Broca
Né à Sainte-Foy-la Grande en 1824, Paul Broca est surtout connu comme un brillant chercheur qui donne son nom à une aire du cerveau dans l’hémisphère gauche dont il montre l’importance pour le l’activité du langage. Il s’intéresse aussi au Pays Basque, sa population et sa langue.
La carte de Broca est publiée en 1875 chez Dufrenoy à Paris: elle est de format réduit puisqu’elle complète un article d’anthropologie physique consacré aux crânes des Basques dans lesquels Broca étudie les différences et points communs entre habitants de Jean-de-Luz et Zarautz pour en tirer des conséquences sur l’occupation du sol en Pays Basque de part et d’autre de la frontière actuelle. Elle a pour emprise l’ensemble du Pays Basque. Broca indique sur la carte les limites de la langue basque et ce par deux procédés différents : au nord de la frontière politique ‘la ligne continue représente la limite actuelle de la langue basque’ ; au sud de la frontière, au lieu de cette ligne continue, il recourt à une ligne ponctuée qui indique la limite du territoire où le peuple parle exclusivement le basque, puis fournit une autre ligne pleine. Il représente ainsi une zone emprise entre cette ligne pleine et la ligne ponctuée, zone intermédiaire dans laquelle le peuple parle basque et castillan.
La carte fait un choix dans la densité des noms de lieux par une nomenclature volontairement inégale, en ne donnant que les villes et bourgs importants sur l’ensemble de la carte mais en détaillant par contre les lieux proches des lignes de séparation et pour lesquels il a obtenu des renseignements plus précis auprès de divers collaborateurs. Manquent donc des communes comme Azpeitia, Berriz, Elizondo parce que situées hors des zones de contact. Mais des lieux comme Indurain ou Orbaizeta ont droit de cité en zone de contact. L’orthographe suit celle du Conseil général ou celle d’un colonel du génie espagnol de ses amis, et on y retrouve donc Ainhoue, Ostabat, Licq et sans doute une coquille dans Plamplona. Broca dit s’être fait aider par Elisée Reclus et un homonyme du nom d’Honoré Broca. Il s’est servi aussi de la carte de Bonaparte dont il attendait une édition définitive.
En traitant différemment les contacts basque-français et basque-castillan. Broca laisse deviner une préoccupation diachronique, autrement dit sa carte veut rendre compte d’une évolution dans le temps quant aux limites de la langue basque. En effet, il fait allusion au rôle méconnu de la langue occitane (le gascon qu’il appelle ‘patois béarnais’) qui a joué un rôle protecteur en faveur de la langue basque. Broca est le sans doute le premier à formuler cette hypothèse : selon lui, entre basque et castillan on constate un combat entre pot de terre et pot de fer, ce qui explique l’avancée progressive du parler castillan (langue officielle et bien équipée) en domaine bascophone. Cette inégalité de forces est moins nette entre basque et français car le gascon occitan joue un rôle de tampon, le gascon n’étant guère plus puissant que le basque, gascon dont Broca prévoit d’ailleurs une proche disparition. Ceci expliquerait selon Broca que la limite du basque au nord n’ait guère changé depuis le XIIème siècle.
Par un procédé cartographique original, et sans doute en écho à des préoccupations d’ordre sociolinguistique sur les relations entre occitan gascon et langue basque, Broca propose sur la carte, dans un cartouche, une sorte de zoom sur le contact gascon-basque, dans la région d’Urt, Labastide-Clairence, Bardos, qui révèle un bastion gascon pénétrant depuis l’Adour jusque presque Ayherre. Le détail de la carte va jusqu’à nommer les maisons, dont on sait donc si leurs habitants parlent basque ou gascon. Il ne recourt pas cependant à la notion de charnegu, ces habitants parlant aussi bien gascon que basque.
Guilbeau
Martin Guilbeau est labourdin, né en 1839 et mort en 1912. Médecin, il exerce des fonctions publiques en étant maire de Saint-Jean-de-Luz sous l’étiquette de républicain. Il est excellent bascophone, bon écrivain, il participe au mouvement culturel basque et contribue à la fondation d’Euskaltzaleen biltzarra.
Soucieux de l’avenir de la langue basque, il voulait garder une trace de la diffusion territoriale de la langue. Sa carte a donc une intention testimoniale : datée de 1889, elle fut présentée en 1892 lors d’un « Congrès pour l’avancement des sciences » tenu à Pau.
D’un grand format, 186x138, cette carte couvre l’ensemble du Pays Basque au sens large, y compris les zones ne parlant pas ou plus le basque. Elle est dessinée par un artiste peintre habile, Martin Cigarroa. La couleur est utilisée y compris pour les phénomènes linguistiques dans les lignes et aires. L’ensemble est assez détaillé et presque chargé. Les limites d’état et de province ou même de pays (Cize) sont indiquées ainsi que la plupart des communes. Les cours d’eau, même modestes, sont signalés en bleu. Le relief est juste esquissé sans prétention à l'exactitude.
Guilbeau veut rendre compte de la limite séparant le basque des autres langues, tant sur le territoire de l’état français que dans l’état espagnol. Il y distingue trois zones, l’une purement basque, l’autre dans laquelle le basque est parlé par un bon nombre des habitants, la troisième étant une zone totalement débasquisée. Mais il établit des nuances. En effet, une ligne noire représente les limites de l’extension contemporaine du basque sur l’ensemble du domaine. Mais au sud, une ligne rouge et une ligne bleue témoignent du recul historique du basque. La ligne bleue touche des communautés comme Lumbier, Puente la Reina (Garesa). Elle est accompagnée d’une zone en bleu en forme de ruban en Araba et Biscaye attestant d’une diffusion plus grande encore jusque quasi Miranda et Valpuesta. La ligne rouge suit de près la ligne noire et révèle le terrain perdu par le basque à époque récente. Au nord, au lieu de lignes continues, le dessinateur recourt à des pointillés rouges et bleus ou seulement rouges sur le bord oriental. Un triangle semble vouloir marquerque le statut sociolinguistique de l’agglomération bayonnaise est particulier. Sur le bord oriental on remarque deux irrégularités de la ligne droite, une partie saillante vers Esqiule, une partie rentrante sur Montory.
On le voit, comme le titre même de la carte le souligne, « Eskual Herria Pays Basque historique et linguistique », Guilbeau (comme Broca) veut faire apparaître dans le temps une évolution (de fait une réduction) de l’espace de la langue.
Guilbeau ne cite pas la carte de Bonaparte, peut-être parce qu’il eut quelques démêlés avec le prince, mais tire profit de la carte de Paul Broca. Pas plus que Broca, et à la différence de L. L. Bonaparte, il n’informe pas sur la variation dans la langue basque mais plutôt sur son extension géographique passée, présente et dont il craint pour l’avenir.
Sur l'auteur
Xarles Videgain est chercheur et académicien de la langue basque, professeur émérite de littérature basque à l’Université de Pau et des Pays de l'Adour, spécialisé en lexicologie et en dialectologie.