La langue basque dans les cartes

L’enquête Sacaze de 1887 a produit 169 cartes de communes du Pays basque. Xarles Videgain, chercheur et académicien émérite revient pour nous sur six d’entre elles et nous livrent des clés de lecture de la toponymie de Lecumberry, Moncayolle, Iholdy, Villefranque, Guiche et Bidache.

Julien Sacaze (1847-1889)

Avocat de profession, né à Saint-Gaudens, Julien Sacaze obtient en 1887 que des instituteurs lui fournissent la traduction de deux légendes, dans le parler local de près de 3000 communes de Hendaye à Montpellier. Il fait en sorte que chaque instituteur réalise de plus une carte de la commune dans laquelle il est en poste. Il souligne que la toponymie dans son ensemble atteste d’une présence ancienne et durable d’une langue sur un territoire.

Les instituteurs ne sont pas des cartographes mais, en fonctionnaires consciencieux, ils s’appliquent généralement à fournir un travail soigneux. Outre la carte, ils donnent la liste des principaux noms de lieux de la commune et souvent cherchent à donner le sens des termes d’origine basque par une traduction. Ils se sont inspirés peu ou prou du cadastre réalisé au début du XIXe siècle, communément appelé cadastre napoléonien. Ces cartes envoyées par les instituteurs à Sacaze sont moins détaillées car elles sont réalisées sur une seule feuille alors que le cadastre napoléonien proposait une feuille d’assemblage et une feuille par section cadastrale.

Lecumberry

La carte est réalisée par l’instituteur Corthondo dont le patronyme fait penser à une origine souletine. On remarquera la forme très particulière du territoire de la commune. La carte est assez pauvre en noms de lieux, et fournit surtout des noms de montagnes comme Irau ou Occabe, Sourçay-Gorostibizkarra, des noms de ruisseaux, mais peu de noms de maison et l’exécution est assez imparfaite. En particulier le bourg n’est pas très nettement signalé. Le mot ‘chalet’ donné à certaines bâtisses concerne non pas les installations touristiques modernes mais les cayolars ou olha en zone d’estive. Cependant le nom de cayolar apparaît par exemple dans ‘cayolar d’Arthabure’, près du ‘pic d’Athaburu’ : la vacillation dans l’orthographe ne surprend pas mais montre entre autres la tendance à la francisation de la toponymie, ici de buru en boure.

Moncayolle-Larrory-Mendibieu

Barrenne, l’instituteur, 28 ans, est originaire de Montory, peut-être bascophone. La carte fournit une échelle, la division en sections cadastrales, les noms des chemins, des ruisseaux, montagnes et maisons. Dans le cadastre Napoléon, Moncayolle, Larrory et Mendibieu sont traités en 1810 sur des feuilles séparées mais à l’époque de Sacaze, les trois communes sont déjà regroupées en une seule depuis 1842. Des toponymes comme Aiço-oihana, Curutchiague, Elichalt signalent que le basque parlé dans la commune est un parler souletin. Par contre, rien sur la carte elle-même n’indique que le nom basque de Moncayolle est Mithikile.

Iholdy

L’instituteur Miguras, 39 ans, est né à Ahetze. La carte est assez soignée. L’auteur donne parfois le nom de la maison en basque, donc le toponyme, mais y ajoute comme une glose son sens en français. Ainsi la maison Bazterrétchia est accompagnée de la traduction ‘maison écartée’ à titre informatif, mais qu’évidemment personne n’utilise. Curieusement la chapelle consacrée à Saint-Blaise, qui fait l’objet d’un pèlerinage encore aujourd’hui, est portée sur la carte mais son nom Oxartia n’apparaît que sur le chemin qui y mène depuis le bourg. Le bourg est bien distingué. La rivière qui traverse la commune ne porte pas d’autre nom que la ‘Joyeuse’. Les points élevés comme le Hocha-Handi ou Suhutseta (Souhoutzeta dans le cadastre Napoléon) sont indiqués.

Villefranque

L’instituteur est Etchevers, 27 ans, né à Barcus. Comme pour les autres communes, le nom de la commune est fourni en français. Dans le cas de Villefranque, par opposition à bien d’autres, le nom basque Milafranga vient de Biele Franque attesté dès 1183. Le lieu s’appelait auparavant Bazter. On peut penser avec J. B. Orpustan que le terme ‘franque’, franche’, franga dans le nom actuel provient de franchises ou contrats établis entre la commune soit pour le transport sur la Nive, qui était important, soit dans les relations (difficiles) avec Bayonne.

Si les quartiers portent pour la plupart leur nom, la nomenclature quant aux noms de maisons est inexistante. Seule une ruine est portée sur la carte, celle du château de Miotz ; l’instituteur savait probablement que Miotz est un nom très ancien. Les ressources du sous-sol sont désignées pour le sel (salines) ou les carrières renommées d’ophite. Le tracé du chemin de fer en construction est reporté mais aucun des ports sur la Nive, ni aucune allusion au pont de Proudines où, sur les ordres de Pés de Pouyane, maire de Bayonne, les gentilshommes labourdins furent attachés, à marée basse, et noyés par la marée haute dont ils discutaient l’existence à cet endroit. Bon nombre de ruisseaux et moulins sont indiqués mais pas celui appelé Aitaxuri à la limite avec Bayonne. De manière étonnante, l’auteur de la carte ne donne pas toujours la forme même du toponyme mais sa ‘traduction en français’. Ainsi Sorguin karrika est glosé par ‘la rue des sorciers' (avec un pluriel intrusif, semble-t-il) ; on trouve un moulin du Déluge et même un Moulin du moulin. Le plus curieux est la prairie appelée ‘Allez chercher souvent’ dont l’original est à définir. Parfois la forme traduite seule apparaît comme ‘Quartier Bas’, ‘Fontaine du rocher’ pour Harrokako ithurria, ‘fontaine des chrétiens’ pour Girichtinoko ithurria, ‘ruisseau de l’Epine’ pour Lapharreko erreka. Une forme mixte caractérise Garatvieux qui correspond à Garatezaharra. L’instituteur connaissait pourtant la forme en basque puisqu’il la reporte sur la liste qu’il envoie à Julien Sacaze, en plus de la carte. Tout napoléonien qu’il fût, le cadastre de l’Empereur n'osait pas pratiquer cette écriture intrusive qui ouvre la porte à la francisation de la toponymie. On sait que ce n’était pas là le but de J. Sacaze qui écrivait aux instituteurs : « Ces ‘noms de lieux’ dont vous reverrez soigneusement l’orthographe, présentent un grand intérêt, non seulement du point de vue géographique, mais au point de vue de la linguistique et de l’ethnologie elle-même ». Il tenait au respect de la forme dans sa langue propre.

Guiche

L’instituteur, Tambourin, 36 ans, est originaire de Suhescun et donc probablement bascophone. La carte est assez rudimentaire et ne porte qu’une partie très réduite des noms de lieux que l’instituteur a joints sur une autre feuille que la carte elle-même. Une référence est faite aux sections cadastrales. Le bourg est donné sans détail par quelques symboles en rouge. Rien ne marque la présence du château des Grammont. Bien que le texte des récits à envoyer à Julien Sacaze ait été rédigé en occitan gascon, on sait que l’occitan gascon et le basque sont parlés sur la commune. La toponymie portée sur la carte rend compte de cette zone de contact linguistique dans ce territoire ‘charnegu’. On y trouve des noms romans : Casaounaou, Castaings, Labourdette, Lacoste, Lahéous, Loustaunaou, Mouliang, Trébuc et des noms basques comme Amestoy, Damestoy, Curutchette, Etchebiague, Etchéchoury, Etchebéhéity, Mendiboure, sans que soit suivie une norme orthographique claire. On voit dans les deux langues la présence forte du nom de l’habitat (‘borde’ et diminutifs dans Labourdette, ‘case’, ‘ostau’, ‘etxe’), le nom de lieu servant aussi de patronyme. Mais on trouve aussi une maison Bon Plaisir. Si un ruisseau est nommé selon sa désignation gasconne dans ‘arriou de Bosq et Dehoret’, les autres accidents de terrain sont donnés en français, comme ‘ravin’, ‘fleuve’, ou ‘rivière’ s’agissant de la Bidouse, ainsi orthographiée.

Bidache

L’instituteur, Peyreblanques, a tracé une carte de bonne qualité, un réseau des voies de communication facile à lire et un réseau hydrographique très détaillé (dont le Lihoury, l’Agrabe, le Bélare, le Castagnet, le Gelous, Durague, le Lacpats, le Ménine, l’Arriougrand en plus de la Bidouze). L’écriture est régulière, bien orientée, avec l’emploi de majuscules pour les noms de maisons. La nomenclature est assez riche avec la localisation nette de nombreuses maisons. Le nom du ruisseau Arriougrand révèle la présence de l’occitan gascon. Et en effet, le texte traduit demandé par J. Sacaze l’a été en occitan : Qué yabé d’aüts cops en un bilatye de les Pyrénées un homy et ube hémne qui èren fort bieills. Le nom de ces maisons se partage entre ceux d’origine basque et ceux en occitan gascon. On trouve en effet des toponymes basques comme Batchalette, Bélare, Latxague, Nabar, Salaberry, mais ils sont cependant moins nombreux que les formes gasconnes comme Bourdette, Bourdeu, Caumont, Hayet, Larribeau, Larroudé, Lataillade, Loustesse, Touron, Milhet, Pédéberdoly. Ces noms de maisons sont aussi des patronymes pour beaucoup d’entre eux. Par ailleurs, comme presque toujours sur les cartes envoyées à Julien Sacaze par les instituteurs, ceux-ci ne donnent pas le nom de Bidache autrement qu’en français et dans son envoi, l’instituteur fait venir le mot du basque en expliquant le mot Bidache comme ‘chemin de la maison’ sans doute parce qu’il voit dans le mot Bidache un composé basque de bide ‘chemin’ et (e)che, -txe, ‘maison’. Ce qui est vrai pour bide et met en lumière la ressemblance entre les noms de la commune (Bidaxune en basque) et celui de la Bidouze, en référence peut-être à un ‘chemin’ ou une ‘voie (d’eau)’.

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Autoreari buruz

Texte écrit par Xarles Videgain, chercheur et académicien émerite.