Pour savoir à quoi ressemble un bourg au début du XIXe siècle, il faut se tourner vers un document incontournable : le cadastre dit napoléonien.
Voulue par Napoléon et instituée par la loi du 16 septembre 1807, la constitution du cadastre, commencée sous l’Empire, s’est poursuivie jusqu’au milieu du XIXe siècle. En Pays basque, pour les cinq localités ici retenues, elle s’échelonna entre 1810 (Mauléon) et 1841 (Saint-Jean-Pied-de-Port).
Le cadastre napoléonien
Le cadastre dit napoléonien est une réalisation extraordinaire pour l’époque grâce à un remarquable degré de précision : toutes les communes font l’objet d’un plan parcellaire qui est accompagné d’une matrice cadastrale avec le nom de chaque propriétaire. Il permet donc de connaître l’occupation du sol, les types de propriété, la distribution de l’habitat, la toponymie... Les routes, les chemins et les rivières sont aussi levés avec exactitude.
Avant l’établissement du cadastre, il n’y avait rien de comparable. Il existait la carte de Cassini, qui est la première carte topographique de l’ensemble de la France et qui constituait déjà une véritable nouveauté. Cette carte précise les constantes du paysage (les forêts, les bois), les routes et les chemins mais le relief et les installations humaines (habitat, village ou bourg) sont représentées par des symboles et des caractères propres.
Le cadastre est un complément du code civil et une garantie de la propriété individuelle pour les particuliers ; pour l’État, c’est un outil de répartition de l’impôt. Aujourd’hui, le cadastre napoléonien est devenu, pour les historiens et les géographes, un sujet d’étude. Ce document, exceptionnel, permet de comprendre l’état du territoire au moment où il est établi.
Cinq bourgs du Pays basque intérieur
Les cinq bourgs que nous avons retenus, Bidache, Hasparren, Mauléon, Saint-Jean-Pied-de-Port et Saint- Palais, sont des créations antérieures au XIIIe siècle, et constituent de très anciens points d’appui pour les populations et les territoires.
Tour à tour, Saint-Palais est le siège d’un atelier monétaire de la Navarre, capitale de la Basse-Navarre et chef-lieu de district ; Mauléon est le siège d’une vicomté, d’une châtellenie, puis d’un baillage royal, d’une subdélègation et, pour finir, devient chef-lieu de district en 1790 puis d’arrondissement en 1800, en reconnaissance de sa prééminence ; enfin, Saint-Jean-Pied-de-Port est successivement chef lieu de la Merindad de Ultra-Puertos puis place militaire. Les fonctions de ces bourgs sont fondées sur l’administration et la justice et, de ce fait, leur population est ainsi composée, en partie d’agents publics, de professions juridiques, et à côté de gens de métiers, d’artisans et de commerçants d’autant que ces bourgs sont aussi le siège de foires et de marchés. Ces bourgs ont toujours été médiocrement peuplés et relativement immobiles mais leur place est assurée en l’absence de rivaux. Leur emprise spatiale est néanmoins restée limitée sauf dans le cas de Saint-Jean-Pied-de-Port. Bidache et Hasparren n’ont pas de fonctions administratives comparables, la première est la résidence et le pôle administratif des seigneurs de Gramont, mais la seconde, Hasparren, a, elle, une activité manufacturière et est un marché important.
Ces bourgs sont de formation ancienne. Leur plan représente la manière dont le terrain est occupé, et son dessin dénote une volonté affirmée (pour quatre bourgs sur cinq) à travers un plan géométrique qui révèle une création concertée. Au contraire l’absence de plan paraît ne correspondre à aucune logique ou réflexion (Hasparren).
Bidache
Le plan de "la ville" (telle qu’elle est désignée sur le cadastre1) de Bidache est remarquable par son caractère très urbain donné par un alignement complet et dense d’une centaine de constructions qui sont disposées de part et d’autre d’une longue rue conforme au tracé de la route qui a xé la trame du lotissement. Celui-ci correspond à un dessin parcellaire unique ; chaque parcelle est perpendiculaire à la rue, preuve d’une conception volontaire et peut être d’un seul jet de type urbain. La parcelle donne la largeur de la maison et comprend un jardin de même taille jusqu’à un mur de clôture continu et rectiligne. Il ne s’agit pas d’un parcellaire agricole et les maisons sont des maisons de bourg (actuellement plusieurs maisons de maître des XVIe , XVIIe et XVIIIe siècle) et non des maisons agricoles.2
C’est entre deux recensements, montrant une forte progression de la population (2017 hab. en 1801 et 2540 en 1826) que le cadastre est établi en 1811.
Placé à l’abri du château de Gramont, le plan pourrait être l’ébauche d’une bastide mais elle n’en pas les caractères avec en particulier l’absence d’une place centrale. Était-ce l’amorce d’une ville neuve qui est restée un village en perdant le soutien des ducs de Gramont de même que s’affaiblissait son rôle commercial sur la route de Bayonne à Oloron ?
Saint-Palais
LEn 1826, le plan de Saint-Palais est caractéristique d’une ville neuve créée au XIIIe siècle par les rois de Navarre. Entre, d’une part la Bidouze dont la rive haute sert de protection, et d’autre part un fossé et un rempart qui ont disparu mais dont il reste très nettement le tracé, la ville neuve comprend une rue unique, la Grande Rue, le long de laquelle s’alignent les maisons. Plusieurs éléments traduisent le rôle de Saint-Palais : sa fonction économique avec la place du marché au débouché du pont, une grande halle et un moulin, son rôle judiciaire avec deux prisons. Au-delà de la place, prend corps le long de la rue neuve un faubourg, preuve d’un agrandissement. Saint-Palais est alors en phase de croissance avec 890 hab. en 1806 et 1683 en 1826, année de la publication du cadastre.
Mauléon
En 1810, le plan, dont la rédaction est très antérieure à la croissance des années suivantes, montre que Mauléon se compose de trois éléments distincts. Un château, édifié depuis le XIe siècle à un rétrécissement de la vallée, domine l’ensemble. La "ville haute", bastide bâtie au XIVe siècle le long d’un versant, autour d’une large place centrale plus ou moins rectangulaire au milieu de laquelle se trouve une halle ; elle réunit les maisons bâties sur des parcelles en grande partie de taille équivalente ; celles-ci sont contigües et en façade sur la place avec un jardin en arrière. La "ville haute" était protégée par une enceinte qui a disparu. Enfin, troisième élément, un faubourg construit au pied du château, de part de d’autre du pont sur le Saison ; il est constitué de deux alignements dont la régularité témoigne d’un lotissement. Sa position est plus favorable pour un développement futur que la "ville haute" moins bien placée. Sur la rive gauche de la rivière, un lotissement respecte la limite de la commune de Licharre où siégeait une cour de justice, et qui est annexée à Mauléon en 1841.
Saint-Jean-Pied-de-Port
Saint-Jean-Pied-de-Port a une configuration plus complexe que les bourgs précédents, son plan est proche de celui d’une petite ville par ses dimensions et par ses formes. On discerne trois éléments très distincts de bonne taille comparés aux précédents bourgs. Au pied de la citadelle de Mendiguren, la ville neuve fortifiée dès le XIIIe siècle est bâtie à partir d’une seule rue et d'un découpage des parcelles dans l’ensemble très régulier ; elle est accessible par trois portes percées dans le rempart. À l’opposé et au-delà la rivière, le faubourg Saint-Michel est également une véritable ville neuve de la même époque, ordonnée aussi le long d’une rue principale le long de laquelle sont régulièrement bâties les maisons. Un second faubourg, le faubourg d’Ugange, échappe à ce schéma général de symétrie pour être bâti sans plan ; il se situe en dehors de l’enceinte fortifiée au-delà d’une large place qui longe le rempart comme un glacis. En 1841, date de la réalisation du cadastre, Saint-Jean-Pied-de-Port a atteint, avec 2232 hab. le maximum de sa population.
Hasparren
Contrairement aux quatre bourgs précédents, Hasparren ne montre pas l’expression d’une création volontaire parce qu’il manquait sans doute une autorité capable d’imposer un plan et, bien que très antérieure aux villes neuves des XIIe et XIIIe siècles, son plan cadastral n’apporte aucun témoignage de ville ancienne. C’est une étape sur la route de Bayonne à Saint-Jean-Pied-de-Port, qui correspond à la Grande Rue sur laquelle se greffe la Rue Montante d’importance égale. C’est le seul tronçon de ville où on peut constater avec une partie de la Petite Rue trace d’un lotissement sans importance.
Le plan de 1835 ne permet pas de voir qu’Hasparren est un gros bourg : sa population est le double des bourgs précédents mais une partie habite le vaste territoire communal et sa population est en progression en passant de 4755 hab. en 1826 à 5499 hab. en 1836. Hasparren est habité par des gens de commerce (c’est un très important marché) et de métiers dans le travail du cuir (tanneurs, cordonniers, etc.) mais, comme beaucoup travaillent à façon et à domicile sur place ou dans les environs, on ne relève pas la présence de fabriques ou manufactures.
L’établissement du cadastre se situe donc après le XVIIIe siècle qui avait connu assez peu de changements d’ordre démographique et économique et avant les principales mutations du XIXe siècle, d’abord l’exode rural qui touche tout particulièrement Bidache dont la population atteint son maximum en 1851 (2777 hab.) puis s’ effondre les années suivantes ; mais Saint- Palais qui atteint son maximum en 1896 y échappe ; ensuite les prémices de la révolution industrielle, notamment ressentie à Mauléon qui n’atteint son maximum qu’en 1911.
Enfin, la création d’un réseau ferroviaire est un autre élément de transformation, mais le cadastre est établi bien avant l’arrivée du chemin de fer à Saint-Palais et à Mauléon (1887) et à Saint-Jean-Pied-de-Port (1899) alors qu’il fait défaut à Hasparren dont la population se stabilise.
Le plan cadastral napoléonien est en quelque sorte la matrice de la formation des cinq bourgs à partir de laquelle ils vont grandir sans effacer les formes héritées excepté à Mauléon (à cause de la position perchée de la "ville haute" peu favorable à un développement).
Mais si, comme nous avons essayé de le montrer, le plan cadastral porte en lui une sorte de résumé de l’histoire de la ville avant le XIXe siècle, il ne peut certes pas la retracer complètement.
Pierre LABORDE, Professeur émérite de l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux.
Publié dans le Bulletin du Musée basque et de l'histoire de Bayonne n°198 du 2e semestre 2022